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28 Avr 2020

L’interview de la semaine : entretien avec Jacques Tuset

Il y a 2 semaines, nous avons échangé avec Jacques Tuset, qui compte à son actif plus de 400 traversées à la nage. Nageur au long cours, il est notamment connu et reconnu pour ses évasions d’îles-prison accomplies dans le monde entier, et soutient les Open Swim Stars Harmonie Mutuelle depuis leur création. Rencontre.

Bonjour Jacques, tu es une des figures de la natation eau libre mondiale, mais bon nombre de nageurs ne te connaît pas encore. Peux-tu te présenter ?

J’ai 56 ans et suis originaire de Canet-en-Roussillon, dans les Pyrénées-Orientales.  J’ai commencé la natation très jeune en nageant dans le port de la ville. Un bassin était délimité par des rondins de bois, et nous étions tributaires de la météo, des courants et de la vie marine. J’ai réalisé ma première traversée en 1972, à une période où participer à des traversées à la nage était très populaire et festif. En saison, on parcourait la région pour faire chaque weekend une course en mer, comme celles de Port-Barcarès ou Sète qui étaient les plus populaires. En 1976, grâce au plan « mille piscines », une piscine a ouvert à Canet et j’ai pu m’entraîner toute l’année. Comme j’étais un bon nageur sur 1 500 m, j’ai rejoint la section sport-études de Font-Romeu. Mais je me suis lassé des longueurs, et comme les études étaient prioritaires, j’ai arrêté la natation.

Comme beaucoup d’anciens nageurs après une pratique intensive, reprendre le chemin des piscines est difficile, voire impossible. Quel a été ton déclic pour un retour ?

Après plusieurs années d’arrêt, j’ai repris la natation en pratiquant le triathlon qui devenait populaire. Pour l’anecdote, c’est suite à la Traversée du Lac Leman, entre Evian et Lausanne, qu’avec les nageurs français présents nous avons proposé aux dirigeants de la Fédération Française de Natation de mettre en place un championnat de France de natation en eau libre. La première édition a eu lieu en 1992 au Lac de Jablines situé en Ile-de-France. Nous étions 14 nageurs H et F au départ et c’est Anne Chagnaud, future championne d’Europe sur 25 km en 1993, qui a remporté l’unique épreuve (15 km). Chaque nageur était suivi par des pédalos pour les ravitaillements, et comme les nageurs allaient plus vite que les embarcations, les ravitaillements étaient consommés par les accompagnants (rires). Depuis je n’ai plus arrêté de nager.

Comme de nombreux nageurs habitués à nager tous les jours, comment vis-tu cette période de confinement ?

Je le vivais super bien jusqu’à présent, mais cela devient de plus en plus dur. Ça fait maintenant plus d’un mois que je n’ai pas nagé et l’eau me manque. Pour m’entretenir, je fais de la préparation physique générale (PPG) 30 à 40 minutes par jour, mais cela n’est pas suffisant. Pour être honnête, j’ai commandé une piscine hors-sol, et il me tarde qu’elle arrive. Jusqu’à présent, je m’amusais avec les enfants, je faisais quelques trucs, mais cela devient difficile. Je fais surtout des élastiques et je le recommande aux nageurs pour reproduire les bons gestes.

Dans le monde de l’eau libre, tu es connu et reconnu pour tes « Évasions à la nage ». Comment t’est venue l’idée, et pourquoi as-tu décidé d’accomplir ce type de traversées plutôt que d’autres ?

Mon projet initial était de participer aux principales traversées Marathon à travers l’Europe, comme la traversée de la Manche. Puis, avec le développement de l’eau libre et le nombre d’épreuves qui augmentait chaque année, c’était devenu ingérable. De là, un ami, Jean-Yves Faure, ancien international de natation dont les enfants sont atteints d’une maladie génétique, m’a proposé de nager pour faire parler de son association, France Choroïdérémie.

Le premier projet pour faire parler de la maladie a été « la Traversée de Paris à la nage » en 2006. Cela a été un succès. Les médias ont beaucoup relayé l’information. Suite à cela on s’est posé la question de réaliser une nouvelle traversée qui aurait également un impact fort. Comme l’association avait auparavant été soutenue par le jeu télévisé Fort Boyard, il nous est apparu évident de réaliser la traversée à la nage du fort à la Rochelle. Ensuite, cela s’est enchainé en réalisant dans chaque région française de nouvelles traversées qui interpellent les médias.

En me renseignant sur la maladie, j’ai appris qu’à la naissance, chaque enfant malade avait une vision normale, puis que la vue rétrécissait d’année en année. J’ai apparenté cela à un prisonnier qui regardait vers l’horizon à travers les barreaux de sa cellule. Comme j’avais déjà réalisé la Traversée d’Alcatraz en 2000 et celle de Fort Boyard, il m’a semblé évident de réaliser des traversées à partir d’anciennes îles-prison pour récolter des fonds. De là est né le projet « Seven Prison Islands », avec notamment la réalisation des épreuves de Monte Cristo, Robben Island ou Gorée-Dakar. Une fois ce défi réalisé, j’ai été sollicité pour de nouvelles traversées d’îles-prison. La première fut celle de l’île du Levant, qui était un ancien bagne pour enfants. Depuis, le projet est devenu « Prison Islands ».

Combien d’évasions as-tu effectuées, et combien t’en reste-t-il à réaliser ?

J’en suis réellement à 32 traversées « île/continent » à travers le monde, et 38 si l’on ajoute les îles reliées par un pont ou que l’on peut traverser à pied à marée basse. J’en ai identifié encore une trentaine potentiellement réalisable, dont 4 sur les 16 îles-prison que comporte la France métropolitaine, avec l’Ile de Ré et l’Ile d’Yeu.

Y a-t-il des îles-prison dans le monde dont on ne pourra jamais « s’échapper » à la nage, comme celle de Sainte-Hélène (située au beau milieu de l’Atlantique) par exemple ?

Détrompe-toi ! Il y a une île à proximité de Brisbane, en Australie, situé à 5 km de la terre qui s’appelle l’île Sainte-Hélène. Pour la petite histoire, le premier prisonnier était un indigène qui s’appelait Napoléon, et j’ai bien l’intention de la faire (rires) !

Parmi toutes les traversées que tu as réalisées, quelles sont celles qui t’ont le plus marqué ?

C’est incontestablement la traversée que j’ai réalisée à Hawaii. Pendant la course j’ai été accompagné sur plus de 500 m par un dauphin, et ce fut magique. Pour les évasions, il y en a 3. En 1, la prison de Robben Island pour la beauté du site, et en 2 et 3, Alcatraz et le Château d’If pour le mythe.

Si tu avais un conseil à donner à un nageur qui souhaite se lancer dans la natation eau libre, lequel lui donnerais-tu ?

Pour les néophytes, il y a très souvent une appréhension à nager en eau libre. Mon premier conseil est de savoir nager (rires). Plus sérieusement, c’est de respecter les règles de sécurité et d’être accompagné par un autre nageur lors de ses sorties. Ne surtout jamais nager seul. Même le meilleur nageur peut avoir une défaillance. Ensuite, se lancer des petits défis, comme aller à la première bouée et ensuite essayer de nager un peu plus loin encore, jusqu’à se lancer sur des courses comme les Open Swim Stars Harmonie Mutuelle. Comme je le dis souvent, nager en milieu naturel est un espace de liberté et d’évasion, et une fois que l’on a essayé, on ne s’arrête plus !

Tu as participé à plusieurs épreuves Open Swim Stars Harmonie Mutuelle depuis 2016. Quel est le premier mot qui te vient à l’esprit pour définir nos événements ?

Populaire. J’aime l’ambiance amicale et festive. J’y retrouve l’ambiance des traversées auxquelles je participais dans le passé. Les gens sont heureux de se retrouver, de partager et de se lancer des petits défis. Ils ont besoin de ce retour à la nature, de sortir de leur cadre habituel, de s’évader, et la natation eau libre leur offre tout cela.

Enfin, nous te savons engagé dans le domaine de la défense de l’environnement. Quelles sont les actions que tu défends ?

Je soutiens l’association de Coralie Balmy, « Be Green Ocean », en tant qu’ambassadeur, et suis signataire de la Charte des Océans. J’habite au bord de la Méditerranée et je suis de plus en plus sensible à sa dégradation. Quand je nage à Palavas, je ne rencontre plus autant de poissons que par le passé. Et il suffit juste de voir la prolifération des méduses pour comprendre ce qu’il se passe. Auparavant c’était cyclique, on en rencontrait une de temps en temps. Mais maintenant, c’est incessant, et il y en a de plus en plus. A chacune de mes évasions j’en rencontre ! Je les appelle même « les gardiennes de prison ». Elles prolifèrent en l’absence de prédateurs. Elles étaient les premières à peupler notre terre, et si l’on continue sur cette voie, elles seront les dernières. Et je ne parle même pas des plastiques. Il est vraiment temps de changer nos comportements si l’on souhaite que nos enfants et petits-enfants puissent encore profiter de nos mers et océans. J’encourage d’ailleurs chacun à ramasser les déchets trouvés, que ce soit sur terre ou dans l’eau, comme je le fais à chacune de mes sorties.